I. Mononoke Hime
Cette
histoire peut être lue de différentes manières, comme un conte écologiste,
comme une histoire d'aventure ou comme un film historique. Mais il s'agit
également d'un hommage aux croyances et aux légendes japonaises. Aussi convient-il,
afin de mieux en saisir le sens, de faire plus ample connaissance avec les
dieux des Japonais.
II. Divinités et autres mondes
1) Les croyances populaires
La religion populaire se caractérise par une multitude d'entités révérées, appelées kami. Les kami sont à la fois des divinités, des forces de la nature, des amas d'énergie vitale ou d'âmes. Ils n'ont pas de forme définie et peuvent revêtir toutes les apparences, même s'ils ont chacun leurs formes préférées. Il est impossible d'estimer précisément le nombre de kami révérés dans l'archipel —quelques dizaines ou centaines de millier. Chaque village possède ses propres kami [kami des limites, qui protège le village du monde sauvage extérieur, kami du sol, sorte de génies attaché à un lieu, kami tutélaire des clans ou des familles, etc.]. À ceux-ci s'ajoutent les kami révérés dans tout le pays. Les divinités mises en scène dans Mononoke Hime sont les Yama no kami c'est-à-dire les divinités de la montagne, qui est, au Japon, un territoire sacré, peuplé d'êtres surnaturels.
1 Recueils de légendes datant
du 8ème siècle. Le Kojiki (Recueil des choses anciennes) raconte la création
du Japon par le couple de dieux Izanagi et Izanami et retrace la généalogie
divine des empereurs japonais.
La montagne, espace sacré
La montagne impressionne par sa masse. Elle est le lien entre la terre et le ciel, qu'elle soutient. Immuable et pourtant toujours changeante, la montagne est un monde secret, fait d'illusion et de mystère. Bûcherons, charbonniers ou chasseurs, ceux qui devaient y pénétrer régulièrement pour gagner leur vie connaissaient bien les dangers qu'elle recèle. Ils la considéraient comme un territoire sacré et pur, dissimulant mille pièges, naturels et surnaturels.
La montagne abrite des esprits qui peuvent parfois être bénéfiques, mais qui sont toujours dangereux. Il s'agit de divinités spécifiques désignées par l'appellation générale de yama no kami (kami de la montagne). Ces divinités sont les maîtres de leur montagne et peuvent être impitoyables envers l'imprudent qui aurait pénétré leur territoire sans prendre de grandes précautions. Le kami courroucé traque alors l'intrus sans relâche, le trompe, le manipule, le perd et peut le laisser errer indéfiniment dans l'épaisse forêt qui couvre toute la montagne japonaise, à moins qu'il ne préfère le précipiter au fond d'un ravin. Les yama no kami peuvent apparaître, selon les régions, sous la forme d'un animal (généralement un énorme sanglier), d'une vieille femme, d'un couple de vieillards, d'une jeune femme, ou même être morcelé en sept ou douze entités. Ces divinités peuvent être celles de l'eau, mais aussi du feu, car la montagne est à la fois le domaine des deux éléments. Elle est en effet l'intermédiaire entre le ciel et la terre. Elle reçoit la pluie et en déverse l'eau, par ses torrents, ses rivières et ses ruisseaux, jusque dans la vallée où vivent les hommes. Mais au Japon la montagne est toujours volcanique ; c'est donc aussi le territoire du feu et des explosions violentes.
L'autre monde
a) légendes aïnu
Le trou des enfers
"Un homme, ayant récemment perdu sa femme, restait couché, se lamentant sans cesse. Un jour, comme le temps était particulièrement beau, il se leva et, pour la première fois depuis longtemps, sortit de chez lui. Il se rendit sur le rivage. Alors qu'il regardait vers l'embouchure de la rivière, il aperçu son épouse défunte occupée à ramasser des algues sur les rochers. Fou de joie, il se précipita, criant le nom de sa femme. Mais celle-ci prit la fuite et se réfugia dans le "trou des enfers" (jikoku no ana) tout proche. Bien qu'il fût interdit d'entrer dans ce trou le jour, l'homme l'y suivit. L'intérieur du trou était très noir, et il avait beau avancer, il faisait toujours aussi sombre autour de lui. Cependant, comme il progressait, la pénombre s'éclaircit et il déboucha dans un village du monde des morts.
Il poursuivit encore sa femme jusqu'à un rivage éloigné du village, mais il perdit sa trace. Il se renseigna auprès de gens qui se trouvaient là et on lui indiqua une maison proche. Il y entra mais, ne pouvant reconnaître personne, il en ressorti bredouille. Chassé par des chiens, il s'enfuit et retourna dans le passage par lequel il était arrivé. Après une nouvelle traversée de l'ombre du tunnel, il fut enfin de retour dans notre monde.
Mais des épis séchés étaient resté accrochés à sa poitrine et à ses épaules. Il tenta de s'en défaire, en vain. Ne parvenant pas à s'en séparer, il les fit cuire avec des tubercules et les mangea. Il fut bientôt malade. A ses voisins, venus à son chevet, il fit le récit de son aventure et déclara: "on vient déjà me chercher. Je vais y aller..." Et il mourut.
Tout ce qui a appartenu à un mort en ce monde, il faut l'entasser sur une barque et l'envoyer dans l'autre monde."
Histoire du pays des morts
"Une femme attendait chez elle le retour de son mari, parti chasser l'ours. Intriguée par les aboiements d'un chien, elle sorti de chez elle et trouva son époux, qui se tenait là, tout pâle. Il lui dit qu'il voulait être lavé et purifié, aussi lui lava-t-elle le corps. Puis elle le fit entrer. Il lui raconta qu'alors qu'il était en montagne, il avait vu un trou qu'il n'avait encore jamais remarqué. Prit d'une irrésistible curiosité, il y était rentré.. L'espace devant lui était très sombre alors que, s'il se retournait, il apercevait de la lumière. Puis, au fur et à mesure qu'il avançait les ténèbres s'éclaircirent devant lui, alors que la nuit se refermait sur ses pas. Il fini par arriver dans un autre monde.
À la sortie du passage, il y avait un grand pin. Comme il apercevait la mer, il s'en approcha. Un grand bateau venait d'arriver, et on en déchargeait la cargaison. S'approchant encore il avait constaté que tous ceux qui travaillaient là étaient des gens morts depuis plus ou moins longtemps, et que nul ne semblait s'apercevoir de sa présence, alors même qu'il était au milieu d'eux. Il était entré dans une maison proche et y avait trouvé ses parents disparus. Ils étaient en colère et lui avaient dit:
"nous sommes ici dans un autre pays, où seuls viennent les morts. Si nous t'avons fait venir ici alors que tu es vivant, c'est parce que nous avons quelque chose à te dire.
Quand quelqu'un meurt et arrive ici; sur la demande du dieu du feu, les vivants doivent lui envoyer des objets. Quand ils arrivent, on fait un grand banquet. Mais comme tu n'as rien envoyé, on ne peut convier qui que ce soit, et personne ne nous invite. Nous en sommes très tristes. C'est pour te dire cela que nous t'avons fait venir. Quand quelqu'un meurt, on lui offre des objets!"
Ayant entendu cela, l'homme était ressorti et, bien qu'ayant encore croisé de nombreuses personnes, aucune n'avait semblé le voir. Il avait alors regagné le passage par lequel il était arrivé là, et était reparti comme il était venu.
À sa femme il déclara que, comme ceux qui vont au pays des morts ne vivent jamais longtemps, il allait sans doute bientôt mourir. Il ajouta que, quand quelqu'un mourait, si on lui faisait des offrandes, les ancêtres étaient conviés au banquet, et qu'il fallait donc se conformer à ce précepte. Puis il mourut.
Ces deux histoires, transmises oralement4, décrivent le même pays. Peut-être souterrain, ce pays des morts ressemble tout à fait à celui des vivants. On y trouve des arbres, la mer, des villages. On peut accéder à ce pays par le "trou des enfers", sorte de petite grotte située sur le rivage ou dans la montagne, mais aussi par la mer. C'est ce moyen qui est utilisé pour faire parvenir aux morts les objets dont ils auront besoin dans cette nouvelle existence.
Ce pays n'est ni sombre ni répugnant. Il est cependant source de souillure. Cette impureté est symbolisée dans le premier récit par les épis dont le personnage n'arrive pas à se débarrasser. Dans la seconde histoire, c'est le chasseur qui demande à être "lavé et purifié" après son séjour dans l'au-delà. Dans les deux cas, ce passage dans l'autre monde est fatal, et c'est apparemment une règle. Comme le dit le chasseur de la seconde histoire: "ceux qui vont au pays des morts ne vivent pas longtemps". Il ne semble pas que ce monde soit maléfique. Si y pénétrer se révèle mortel, c'est peut-être parce qu'une telle intrusion va à l'encontre d'un certain "ordre des choses". La violation de la loi fondamentale qui sépare les morts des vivants pourrait être la cause directe de la mort des personnages. Il ne semble pas s'agir d'une punition, mais plutôt d'une relation 'mécanique' de cause à effet.
Nous
pouvons donc résumer ainsi les principales caractéristiques du monde des
morts selon les Aïnus : ce monde est peut-être souterrain, mais pas sombre,
il est apparemment identique au notre, organisé en village, le passage qui
y mène est sombre, mais pas dangereux, on accède à ce pays par un tunnel
ou par la mer, c'est la résidence permanente des morts: on y trouve des gens
morts récemment ou plus anciennement. Il n'est pas fait de référence à un
jugement des âmes ou à des conséquences des actes commis pendant la vie.
On remarque une relative absence des dieux : il n'y est pas fait mention
dans le premier récit, et le second ne fait qu'une rapide allusion au "dieu
du feu". Les morts ont besoin d'objets de notre monde pour mener une existence
agréable dans le leur. Ce monde n'est pas maléfique par essence, mais il
est fatal de s'y aventurer. Il semble cependant être 'sale', même si les
récits n'insistent pas sur cette souillure. Ce dernier concept a peut-être
été ajouté par la suite, sous l'influence des conceptions ayant court parmi
les peuples du Yamato5, dont la culture était sensiblement
différente de celle des Aïnus. Enfin on peut penser que, pour les Ainu, le
monde des morts, ou du moins son accès, se trouve dans la montagne.
4 Voir Ainu minwa-shû
('Histoires populaires ainu"), éditions Kita-shobô, pp. 50 à 54
5 Bassin originel de la culture japonaise, région de Kyôto.
b) les croyances japonaises
Comme nous l'avons évoqué, la montagne est un espace pur, exempt de toute souillure. C'est pourquoi il ne faut à aucun prix y amener une quelconque pollution, qui attirerai à coup sûr le courroux du kami. Dans la pensée japonaise, il y a trois sortes d'impureté : la souillure liée au sang, celle liée à l'accouchement et celle relative, comme nous l'avons mentionné, à la mort. Les femmes, régulièrement concernées par les deux premiers types de souillures, sont donc des êtres très impurs. Bien que la montagne ait anciennement été habitée par des miko (sortes de sorcières ou de femmes chamans), son accès à depuis fort longtemps été interdit aux femmes. Il en est d'ailleurs de même pour les enfants. Seuls les hommes avaient le droit de pénétrer dans ce domaine sacré. Mais ils prenaient de grandes précautions afin de ne pas apporter avec eux des impuretés venues du village. Aussi allaient-ils jusqu'à interdire d'emporter avec soi un feu allumé au village6, lieu par trop exposé à la souillure.
Mais respecter la pureté du lieu ne suffit pas à se protéger. Il faut aussi éviter d'attirer sur soi l'attention du kami. Parler à voix haute, chanter ou rire en montagne étaient des comportements dangereux, aussi bien pour soi que pour ses compagnons, et qui étaient interdits. Il fallait de même éviter tous les gestes ayant la propriété d'attirer l'attention des divinités, c'est-à-dire tous les gestes et attitudes de la prière : se mettre à genoux, baisser la tête, joindre les mains ou les frapper. Certaines matières, déplaisantes aux kami, ne devaient pas être introduites dans leur territoire. C'est le cas de la porcelaine, de la terre cuite et du métal : la vaisselle était en bois. Il était autrefois également interdit de construire des huttes en montagne. On passait donc la nuit dans des grottes. Les chiffres douze et sept étant ceux des kami, ils étaient tabou. Il ne fallait pas partir en montagne par groupe de douze mais de onze. Si par malheur on se retrouvait à douze, il fallait fabriquer une poupée chargée de 'faire le treizième'. Il est de même très dangereux de se rendre en montagne le douzième jour du mois. Ce jour-là le kami compte les arbres de son domaine. Le malheureux surpris là serait obligé de compter avec la divinité et y laisserai sans aucun doute la raison, si ce n'est la vie.
Afin de ne pas donner aux mânes le pouvoir de faire du mal aux vivants, les chasseurs ont élaboré un langage différent de celui utilisé au village. Ne désignant ni les objets, ni les animaux, ni les hommes par leurs vrais noms, ils évitaient ainsi de fournir trop de renseignements aux âmes des morts. Connaître le vrai nom d'un être donne en effet, dans une vision magique du monde, un pouvoir certain sur cet être. Il fallait donc utiliser une sorte de code dans lequel un mot ne doit jamais avoir le même sens qu'au village, et nommer les hommes par des surnoms. Cette pratique permettait de plus de discuter des tactiques de chasse en étant sûr de ne pas être compris du kami. Il est le maître de la montagne et de toutes choses y vivant, les arbres comme les animaux lui appartiennent et sont sous sa protection. Comment espérer ne pas revenir bredouille si le yama no kami, connaissant les projets de chasse, va prévenir tous les animaux ? Ce langage de montagne (yama-kotoba) devait être la seule langue parlée dans le territoire du kami. Il était strictement interdit de parler la langue du village (sato-kotoba), et ce même en dormant : il ne fallait donc par rêver, car, dans son sommeil, on utilise naturellement le 'vrai' nom des choses. À l'inverse, il ne fallait pas non plus utiliser les mots du yama-kotoba au village, même entre chasseurs. Ce strict cloisonnement assurait la sécurité de tous.
Pour les montagnards, la montagne était donc un 'autre monde' très dangereux. Monde divin tout d'abord, car territoires des redoutables yama no kami, mais aussi monde des morts, territoire des ancêtres, dont les âmes, à l'état de shinrei pouvaient être dangereuses. On peut ainsi en résumer les caractéristiques:
Faire
reposer les morts dans la montagne n'est peut-être pas seulement un concept.
On a retrouvé des traces d'un ancien mode de sépulture dans des grottes7.
Le norito8 du Ho shizume no matsuri9 utilise l'expression "s'enfermer
dans le rocher" pour parler de la mort d'Izanami, dieu créateur du Japon10.
Cette tournure se retrouve fréquemment dans les textes anciens pour parler
de la mort de personnages importants. Elle est de même utilisée dans le mythe
de la caverne céleste11, lorsque la déesse solaire Amaterasu s'enferme dans
une grotte, plongeant le pays des dieux et celui des hommes dans la nuit.
Certains ont vu dans cet épisode la représentation de la mort et de la résurrection
de la déesse. Pourquoi dire "s'enfermer dans la roche" pour signifier "mourir"
si cela ne fait pas référence à une pratique, même ancienne à l'époque de
la rédaction de ces textes ? Lorsque l'on prit l'habitude d'inhumer les empereurs
sous de petites collines aménagées, on appela ces tombes yama (montagne)
et par la suite, alors même que cette pratique avait été abandonnée, on continua
à appeler ainsi les tombes12. L'expression yama okuri désigne le fait
d'aller, en procession, déposer le corps d'un mort en montagne. Ces coutumes
ne viendraient-elles pas de la pratique, bien plus ancienne, d'aller déposer
les morts dans des grottes situées en montagne ? La montagne serait alors
doublement le 'pays des morts'.
La montagne était donc crainte et considérée comme un monde de dangers et de mort par ceux qui y pénétraient régulièrement, qu'ils soient chasseurs, bûcherons ou charbonniers. Mais pour les agriculteurs, qui, eux, contemplaient la montagne depuis la vallée, elle était avant tout source de vie. L'autre monde n'inspire en effet pas uniquement la peur, et il est bien d'autres conceptions de l'au-delà, mystérieuses et attrayantes, qui fascinèrent les japonais au travers des siècles.
Alors que le yama no kami des montagnards possède une forte charge maléfique (tatari), celui que vénèrent les agriculteurs n'en a pas. C'est une divinité bienveillante, sans personnalité clairement définie, et aux multiples facettes, qui aide et protège les villageois. Ce yama no kami est avant tout une bonne divinité de la nature, à l'énergie bienfaisante. Comme nous l'avons déjà évoqué, la montagne est le domaine de l'eau. Celle-ci est apportée de la mer par les nuages. Poussés par le vent marin, ceux-ci viennent 'buter' contre la montagne, sur laquelle ils éclatent et répandent la pluie. L'eau qui ruisselle sur les pentes parvient, sous forme de torrents ou de rivières, dans la vallée ou les paysans l'utilisent pour irriguer leurs cultures. L'importance de cette eau pour une communauté agricole est évidente, et il est naturel pour les membres d'une telle communauté de la considérer comme une bénédiction venue, dans ce cas, non du ciel, mais de la montagne.
La montagne est aussi le lieu où les âmes des morts se transforment jusqu'à devenir des tama purs et ajouter ainsi leur énergie à cette force qu'est le yama no kami. La montagne est le pays des ancêtres. Mais, alors que pour les montagnards que la vie confronte à tous les dangers de la montagne, ces ancêtres sont dangereux, pour les agriculteurs qui, d'en bas, perçoivent les sommets comme la source de l'eau dont dépend leur survie, ces mânes sont bienfaisants. Les agriculteurs assimilent donc le yama no kami à un ujigamii (un kami tutélaire). C'est d'ailleurs en tant qu'ujigami que, lors de certains cultes, les yama no kami sont interrogés par les membres d'une communauté agricole. C'est alors en qualité de représentant des ancêtres qu'ils délivrent des oracles concernant la récolte à venir, les conditions météorologiques ou les sinistres qui pourraient toucher la communauté dans l'année à venir.
Dès lors, la montagne, source d'eau et domaine des mânes tutélaires est aussi une source de tama, c'est-à-dire d'énergie vitale. On peut illustrer ce concept par l'histoire de Momotarô. Ce conte occupe toujours une place de choix dans les recueils d'histoires pour enfants. Comme bien d'autres contes japonais, il met en scène un couple de vieillards vivant seul, sans enfants : un jour, alors que le vieil homme coupait du bois en montagne, la vieille femme, qui lavait le linge à la rivière, vit une énorme pêche qui descendait le courant. Elle l'attrapa et la ramena à son mari. Lorsqu'ils coupèrent le fruit, ils trouvèrent en son centre un tout jeune enfant. Ils le nommèrent Momotarô et l'élevèrent. Momotarô devint vite très fort, et il débarrassa le pays d'un groupe de démons qui vivaient sur une île proche et terrorisaient les habitants de la région. Ici, Momotarô, qui descend de la montagne par la rivière, peut être perçu comme un tama qui, après avoir été purifié, redescend aider les hommes du piémont.
Ce conte nous amène de plus à considérer un troisième rôle attribué par les agriculteurs au yama no kami, celui de protecteur des limites du village. Chaque village était en effet comme un îlot de civilisation entouré d'un océan de nature sauvage. Cet espace sauvage était peuplé de créatures dangereuses, plus ou moins maléfiques, que l'on peut symboliser par les démons que vainc Momotarô. Aussi, pour éviter que ces forces sauvages ne mettent en danger le village, fallait-il les en tenir à l'écart. C'est le rôle des dôsôshin, les kami des limites, qui gardent et protègent la frontière invisible qui sépare le village du monde sauvage.
Bon kami de la nature, ancêtre bienveillant et protecteur du village, les yama no kami symbolisent la puissance bienfaisante de la nature. Aussi a-t-on recourt à eux pour assurer les récoltes. Au début du printemps, à partir du deuxième mois lunaire13, au moment où la végétation s'éveille du long sommeil hivernal, les villageois font descendre le kami de la montagne. A partir de ce moment et jusqu'à ce qu'on le renvoie dans les hauteurs à l'automne, le yama no kami devient un ta no kami, kami des rizières (ou des champs). C'est l'énergie du kami qui permet la pousse des céréales. C'est lui qui leur donne la force de mûrir et qui permet d'obtenir une bonne récolte.
La montagne
est donc considérée par les agriculteurs comme un "ailleurs" pur et bénéfique.
C'est le pays des ancêtres bienveillants et aussi un au-delà de puissance
et d'énergie bienfaisante. C'est de ce monde que leur viennent les conseils
et la protection des ancêtres, ainsi que l'abondance des récoltes.
6 L'une des particularités
de la conception de souillure au Japon est cette idée que même le feu peut
être souillé et véhiculer l'impureté.
7 Cf. François Macé "AU-DELÀ,
les conceptions japonaises", Dictionnaire des mythologies, Flammarion, 1981,
pp. 106 à 111.
8 Texte de prière
9 "Fête d'apaisement du feu"
10 Idem, p. 108.
11 Cf." La grotte céleste" dans Le KO JI KI, op. cit. pp.
83 à 85.
12 Cf. F. Macé, "AU-DELÀ, les conceptions japonaises",
op. cit. p. 108
13 Ce qui correspond environ au moi de mars.
2) Le film
les Mononoke et divinités du film
Le premier
est le dieu-cerf, appelé Shishigami. C'est le maître incontesté de
la montagne, et en cela il est la principale représentation du yama no
kami traditionnel. Le mot Shishigami a été traduit en français
par "dieu-cerf". Actuellement, shishi désigne le "lion"14 que l'on agite
au Nouvel An, très proche du dragon que les chinois font danser. Mais en
japonais ancien, Shishi, désigne tous les animaux sauvages dangereux,
les fauves. Le Shishigami est donc le dieu des animaux sauvages. Pourtant
il n'apparaît pas sous la forme d'un fauve, mais, le jour, sous celle d'un
étrange cerf au visage presque humain, et la nuit sous la forme d'un géant
au corps translucide. Sous sa forme nocturne, le Shishigami arpente
la montagne. Puis, avant que le soleil ne se lève, il regagne la petite île
qui semble être le centre de son domaine. Il y redescend au travers d'un
arbre. En cela le Shishigami respecte le tradition japonaise qui fait
des arbres les supports préférés des dieux. En effet dans la plupart de cérémonies
populaires, les kami de fixent sur un arbre (ou des bandelettes de
papier symbolisant un arbre) et l'utilisent comme médium entre le ciel et
la terre. C'est donc au travers d'un arbre que le Shishigami revient
sur son île et reprend sa forme diurne.
Ce dieu est celui qui donne et prend la vie, et en cela il représente
bien les deux aspects des dieux de la montagne selon qu'ils sont vus par les
montagnards ou par les agriculteurs. Ce double aspect est symbolisé dans le
film par les pas du dieu-cerf, qui font fleurir le sol et le dessèchent en
un instant. Pourtant, on ne peut pas dire qu'il donne la vie par bonté et
la reprenne par méchanceté. Le Shishigami semble au-delà des notions
de bien et de mal. Et dans la guerre qui oppose les hommes aux habitants de
sa forêt, le dieu ne prend pas parti. Pas une seule fois il ne combat, et
son mutisme rend ses motivations mystérieuses. Car ce dieu est la vie même,
et qu'il n'a ni raison ni explication.
La forêt du dieu-cerf, monde des morts ?
III. Les visiteurs de l'autre monde
1) Les visiteurs
2) Ashitaka, visiteur d'un autre monde ?
IV. Les multiples au-delà japonais
1) Les mondes maléfiques
Le pays de Yomi
Il est fait référence à ce pays dans le Kojiki. Les deux divinités Izanagi et Izanami sont envoyées sur terre par les divinités célestes. Après s'être unis, ils enfantent les îles de l'archipel japonais. Puis ils créent de nombreuses autres divinités. C'est en donnant le jour au dieu du feu qu'Izanami a les organes génitaux brûlés. Elle finit par en mourir. Mais, n'acceptant pas cette séparation, Izanagi décide d'aller la chercher au pays des morts. Il se rend donc au pays de Yomi. Il parle à son épouse au travers de la porte derrière laquelle elle se dissimule. Izanagi demande à Izanami de repartir avec lui. Malheureusement, elle a déjà goûté la nourriture des enfers, et appartient donc désormais au monde des morts. Émue par la supplique de son mari, elle décide de parler aux divinités des enfers. Elle se retire donc, après avoir défendu à Izanagi de la regarder. Mais, impatient, celui-ci entre à sa suite et, utilisant une dent de son peigne en guise de torche pour se guider en ce pays de ténèbres, découvre le corps de sa défunte femme. Il le voit grouillant de vers, tel un cadavre en décomposition. Effrayé, il s'enfuit.
Izanami lance à sa poursuite des furies, les huit esprits du tonnerre nés de son cadavre, et des soldats infernaux. Jetant des objets magiques derrière lui, Izanagi distance tous ces poursuivants. Izanami le pourchasse alors elle-même. Parvenu à la frontière qui sépare les enfers de notre monde, Izanagi bloque le passage entre les deux pays à l'aide d'un énorme roc, empêchant Izanami de le rejoindre. Furieuse, celle-ci promet alors de tuer chaque jour mille personnes du pays de son époux. Celui-ci réplique qu'il en fera naître mille cinq cent dans le même temps. Le Kojiki explique que c'est pour cela que chaque jour il meurt mille personnes et qu'il en naît mille cinq cents. On peut donc penser que, tous les jours, mille malheureux sont contraints de rejoindre Izanami en son séjour ténébreux.
À la suite de cette visite, Izanagi ressent le besoin de se purifier. Il qualifie lui-même le pays de Yomi de "sale, répugnant et détestable"15.
Ce récit nous permet d'entrevoir une conception qu'avaient les japonais du pays d'après la mort :
On peut penser que la présence de tonnerres aux enfers s'explique par la peur que ce phénomène naturel inspirait aux hommes. Les noms de quatre de ces tonnerres font directement référence aux dangers des orages : le tonnerre "flamboyant" allume les incendies ; le tonnerre "déchirant" abat les arbres ; le tonnerre "bruyant" assourdit les hommes et le tonnerre "foudroyant" les tue.
On remarque que, dans cette évocation de l'orage, il est fait allusion aux éclairs, à la foudre et au tonnerre, mais pas à la pluie, qui les accompagne pourtant la plupart du temps. C'est peut-être que cette dernière, étant considérée comme une source de bienfaits et non comme une calamité, n'avait pas sa place dans cette contrée essentiellement mauvaise.
Yomi
no kuni, tel qu'il apparaît dans ce mythe est donc le pays de la mort.
Il est sombre, dangereux, répugnant, source de souillure et de calamités.
Il abrite le tonnerre dévastateur et c'est Izanami, appelée, à la fin du
récit "la grande divinité des enfers" qui tue, chaque jour, mille innocents.
Ce pays, probablement souterrain, est aussi appelé Ne no kuni ou Soko
no kuni.
15 Masumi et Maryse Shibata,
Le KO JI KI, op. cit. p. 75.
16 Cependant, par la suite, Susanoo déclare vouloir aller
"dans le coin du domaine souterrain où réside [sa] défunte mère". (Idem p.
77.)
17 Ibid. p. 73
Toko-yo, le pays de la nuit permanente
Dans Haha ga kuni he, Toko-yo he (vers le pays maternel, vers le Toko-yo, titre d'un essai de l'ethnologue japonais O. Shinobu) , Orikuchi suppose que, chronologiquement, la première conception de l'au-delà au Japon était celle d'un monde effrayant, d'un pays de nuit sans fin, le Toko-yo ou Toko-ya. En fait, Orikuchi distingue deux pays de nuit: le "petit toko-yo" et "le vrai pays de la nuit permanente, qui a terrifié [ses] ancêtres". Le "petit pays de la nuit permanente" serait habité par des araburu-gami, esprits violents, malfaisants et dangereux, alors que le "vrai" pays de la nuit permanente serait le pays de la mort, séjour des défunts. Orikuchi note que, dans l'expression "les oiseaux au long chant du Toko-yo", qui désigne des coqs, le mot Toko-yo, bien qu'écrit différemment, désigne en fait le "vrai Toko-yo". Ce pays de la mort est aussi appelé Yomi no kuni ou Ne no kuni.
2) Les mondes bénéfiques
La Haute Plaine Céleste
Le Kojiki rapporte qu'au commencement du monde, les kami naquirent dans la Haute Plaine Céleste (Takama no hara). Puis ces divinités envoyèrent deux d'entre elles, Izanagi et Izanami afin "de réparer et de consolider cette terre voguante"18. Ce sont donc des divinités célestes qui créèrent le Japon. Les mythes japonais fourmillent de références à ce pays céleste et à des descentes sur terre des dieux qui y habitent. Ainsi, après qu'Izanagi ait confié le gouvernement de la Haute Plaine Céleste à Amaterasu et celui de la Plaine Océane à Susanoo, ce dernier monte au ciel pour voir sa sœur. Il répand le chaos dans le domaine céleste et, banni, descend sur terre19. Ce mythe met en scène deux divinités majeures du panthéon japonais : la déesse solaire Amaterasu Ômikami et son frère Haya Susanoo no Mikoto. Celui-ci est un dieu très turbulent, perpétuellement opposé à sa sœur qui règne sur le pays des dieux, la Haute Plaine Céleste (Takama no Hara). Or un jour, alors que la déesse et ses suivantes se trouvaient dans un pavillon, occupées à tisser, Susanoo perça un trou dans le toit du pavillon et y fit passer un cheval " écorché à l’arrière ".20 Effrayée, une des tisseuses se blesse et meurt dans l’incident. En colère selon certaines versions, effrayée selon d’autres, Amaterasu se retire alors dans une caverne. La déesse solaire enfermée sous terre, le monde est immédiatement plongé dans les ténèbres (toko-yo, la nuit éternelle). Des myriades d’esprits malfaisants se déchaînent à la faveur de l’obscurité et causent d’innombrables calamités. Les huit millions de divinités tiennent donc conseil afin de décider de la conduite à tenir. Ils entament diverses actions afin de faire réapparaître le soleil. Ils rassemblent d’abord des coqs ( Toko-yo no naganakidori, les oiseaux au long chant du pays de la permanence21) et à les font chanter22. Puis, devant l’inefficacité de cette méthode ils tentent un autre procédé. Ils font forger un miroir et fabriquer des bijoux recourbés en forme de crocs (appelé tama, ce sont des bijoux magiques). Ils ont recourt à une divination puis continuent leurs préparatifs. Ils déracinent un sakaki23 du mont Kagu aux branches duquel ils fixent les bijoux, le miroir ainsi que des étoffes végétales. La déesse Ame no Uzume no Mikoto, une poignée de bambous nains en main, effectue une danse sur un baquet retourné. Elle le frappe du pied, le faisant résonner. Elle entre en transe et se dévêtit, découvrant sa poitrine et son sexe. Les huit millions de divinités éclatent de rire et Amaterasu, intriguée, fini par sortir de sa retraite. La lumière revient sur le monde.
Cet épisode nous fourni plusieurs informations sur la Haute Plaine Céleste. On apprend notamment que le domaine d'Amaterasu a une géographie, une faune, une flore et une organisation comparables à celles du pays des hommes. Sur la géographie de ce monde, on apprend qu'il s'y trouve:
Quand à la faune et la flore de la Haute Plaine Céleste, il est fait mention, pour la faune :
Et pour la flore on note :
Quand à l'organisation de ce pays céleste, on remarque que les divinités qui le peuplent agissent comme des humains : Amaterasu, entourée de suivantes, règne sur un pays dont la population cultive des rizières, tisse, peut avoir peur et mourir. Et lorsque la monarque disparaît et que le chaos envahit la contrée, les kami réagissent comme le feraient les hommes : ils se réunissent dans le lit de la rivière, ce qui était habituel au Japon, et tiennent conseil pour décider de l'attitude à adopter. Ils ont même recours à une divination, ce qui est paradoxal : si, en cas de crise, les hommes peuvent espérer obtenir l'aide des dieux, vers qui les dieux peuvent-ils bien se tourner, de qui attendent-ils un signe ? Bien qu'ils l'aient conçue comme le pays des dieux, les japonais semblent avoir imaginé la Haute Plaine céleste sur le modèle de leur pays et créé ces divinités à leur image.
Mais le ciel n'abrite pas que les dieux. C'est aussi la destination de l'âme de certains morts. C'est du moins ce que laissent supposer plusieurs textes. On y trouve deux sortes de références au ciel : les mots verbaux utilisés dans le sens de "mourir", et la présence d'oiseaux dans plusieurs textes.
Dans les textes anciens, on trouve rarement la mort désignée telle quelle, surtout la mort de personnages importants24.. Le Kojiki ou le Nihonshoki1 ne disent pas "mourir" mais "se cacher dans le roc", comme nous l'avons mentionné précédemment, mais aussi "partir divinement" (kamu saru), "se cacher dans les nuées" (kumo kakuru) ou "monter divinement" (kamu agaru). Ces deux dernières expressions, utilisées pour décrire la mort de personnages importants, les empereurs ou leurs proches, laissent bien penser que l'âme du mort monte au ciel. De même, plusieurs récits décrivant la mort de personnages illustres font mention d'oiseaux. C'est par exemple le cas du passage du Kojiki relatif à la mort de Yamato Takeru : fils de l'empereur Keiko, Yamato Takeru est encore jeune lorsque son père l'envoi "pacifier" (mater) hommes et kami d'un bout à l'autre du pays. Le jeune prince accomplit sa tâche sans faillir, jusqu'au jour ou il rencontre Hitokoto nushi, divinité du Mont Ibuki. Pour avoir fanfaronné sans avoir reconnu la vraie nature du kami, Yamato Takeru quitte la montagne dans un état de faiblesse qui ne fait qu'empirer alors qu'il tente de rejoindre Ise. Il meurt en chemin, avant d'avoir pu regagner le palais de son père. Le Kojiki indique :
"Alors il se métamorphosa en grand oiseau blanc et vola dans le ciel, puis s'en alla en volant vers la plage. [...] Puis, quittant cette province, l'oiseau blanc vola jusqu'à Shiki dans la province Kôchi et s'y arrêta. On construisit un mausolée où il siégea. On nomma le mausolée : Mausolée de l'Oiseau Blanc. Cependant l'oiseau blanc quitta encore cet endroit et s'envola vers le ciel.25" Ce passage est clair : après un court séjour dans son mausolée, l'âme du mort quitte la terre et se rend au ciel sous la forme d'un oiseau. D'autres textes suggèrent cette ascension de l'âme jusqu'au ciel. Que des membres de la lignée impériale, descendants des kami célestes, aille, après la mort, rejoindre le pays des dieux, pays de leurs ancêtres, n'est pas vraiment illogique. Mais qu'en est-il de l'âme des gens du peuple ? Peut-on imaginer un système de croyance établissant différents mondes des morts selon le statut social du défunt ?
Quoi qu'il
en soit, la Haute Plaine Céleste était apparemment considérée comme le pays
des kami et la destination de l'âme des empereurs morts. Quand aux
plus humbles, le Nihon-shoki ou le Kojiki ne s'attardant pas à décrire leur
mort, il serait bien téméraire d'être catégorique quand à leur sort.
18 Cf. Le KO JI KI, op. cit.
p. 65.
19 Idem pp. 79 à 85.
20 M. et M. SHIBATA (op. Cit. P. 83 ) indiquent dans une
note qu’un animal écorché par l’arrière signifie « malheur, mauvais présage,
offense, mauvais esprit ».
21 À la suite de G. Martzel nous préférons traduire Toko-yo
no kuni par « Pays de la permanence » plutôt que par « Pays éternel ».
22 Les japonais n’étaient pas les seuls à associer le coq
et le lever du soleil. On peut par exemple remarquer que le coq présent sur
les clochers de nos églises provient d’anciennes croyances irlandaises pré-chrétiennes
dans lesquelles le coq symbolisait l’attente du soleil levant. Ce serait
Saint Patrick qui aurait transformé ce symbole païen en élément chrétien,
substituant au soleil le « Soleil de Justice », c’est-à-dire Dieu. Cette
dévotion christianisée était restée vive chez les moines irlandais qui convertirent
la Gaule du VI ème au IX ème siècle. Ils introduisent donc le coq à la pointe
des clocher du continent..
23 cléyère, plante à feuilles persistantes
24 Cf. F. Macé, La mort et les funérailles dans le Japon
ancien, P.O.F., 1986, pp. 41 et 42.
25 Cf. Le KO JI KI, op. cit. pp. 179 et 180.
Ne no kuni, pays des racines Cette expression est parfois synonyme de "pays de Yomi", mais il arrive aussi qu'elle renvoie à une image moins répugnante. Ainsi, si Susanoo est banni par Izanagi son père, c'est parce qu'il refuse de gouverner les océans et dit préférer rejoindre sa défunte mère dans "le coin du pays souterrain (ne no kuni26) où [elle] réside […]". Pourquoi préférerait-il s'exiler dans un pays de mort, de souillure et de ténèbres plutôt que de régner sur la plaine océane comme le lui offrait son père ? Le pays souterrain ne doit pas être uniquement cette ignoble contrée que nous décrit le mythe de la quête souterraine d'Izanagi.
De plus, un autre passage du Kojiki nous fourni plus de détail sur ce pays souterrain. Il s'agit de la fuite d'Ôkuninushi au Ne no kuni : harcelé par ses demi-frères, le kami Ôkuninushi doit se réfugier au "pays souterrain où [Susanoo] réside". En arrivant chez Susanoo, il rencontre la fille de celui-ci, et les deux kami s'unissent. Susanoo fait alors subir à Ôkuninushi plusieurs épreuves, dont le kami, aidé de sa nouvelle épouse, ressort vainqueur. Le jeune couple s'enfuit, emportant le sabre, l'arc, les flèches et le koto de Susanoo. Celui-ci les poursuit jusqu'à la frontière du Ne no kuni. Mais il les laisse partir, leur criant même ce qui ressemble à sa bénédiction : "avec ce grand sabre vif, ces arcs et ces flèches vifs que tu possèdes, poursuit et vaincs tes demi-frères sur la longue base des pentes et chasse-les au moins profond de la rivière. [...] Ah ! Le Coquin !"27 Grâce à ces armes magiques Ôkuninushi chasse ses demi-frères et commence à "créer le pays28".
Ce mythe nous propose une vision du Ne no kuni très différente de celle que nous offrait le récit de la visite d'Izanagi au pays de Yomi. Ce serait pourtant, d'après le Kojiki, le même pays. Mais les divergences sont notables :
Le voyage d'Ôkuninushi ressemble à voyage initiatique, un rite de passage. Après avoir subit des épreuves, il revient plus fort. De son séjour chez Susanoo, il ramène une épouse et
des armes qui lui donnent la force, la victoire et le pouvoir dans son pays.
Le Ne
no kuni n'est donc pas un pays maléfique. C'est tout d'abord, pour Susanoo,
le "pays de la défunte mère" (Haha ga kuni). Pour Ôkuninushi, c'est
un au-delà faste, pays d'amour et de puissance.
26 Idem pp. 93 à 96.
Voir aussi Kojiki, collection Nihon koten bungaku zenshû, éd. Asahi,
pp. 227 à 231.
27 Cf. Le KO JI KI, op. cit. p. 95.
28 Idem p. 95.
Pays sous-marin Un autre pays faste nous est présenté dans le mythe d'Umi no Sachi et Yama no Sachi29 : Hoderi no Mikoto et Hikohohodemi no Mikoto sont deux kami frères, nés de Ninigi no Mikoto, un kami céleste et Konohana no Sakuya Hime, fille du kami des montagnes Ôyamatsumi no Mikoto. Le cadet, Hikohohodemi no Mikoto, qui excelle à la chasse, est aussi appelé Yama no Sachi. Hoderi no Mikoto est, lui, très bon pêcheur : on le nomme Umi no Sachi. Un jour, Yama no Sachi, ayant envie de s'essayer à la pêche, demanda à son frère de lui prêter son hameçon en échange de ses armes.. Bien que réticent, Umi no Sachi fini par céder et accepta l'échange. Yama no Sachi put se mettre à pêcher. Mais, malhabile au maniement des instruments de son frère, il ne prit aucun poisson et perdit même son hameçon. Aussi, lorsqu'Umi no Sachi lui réclama ses instruments de pêche, Yama no Sachi dut-il lui avouer sa maladresse. Comme Umi no Sachi continuait à réclamer avec force son hameçon, son frère lui en proposa d'autres. Mais Umi no Sachi ne voulait que son vieil hameçon. Alors que Yama no Sachi, ne sachant que faire, se désolait au bord du rivage, un vieillard apparut. C'était le kami des courants marins (Shiotsuchi no kami ou Shiotsuchi no ôji, c'est-à-dire le vieillard des courants marins30). Informé de la situation, le kami des courants fabriqua une barque pour Yama no Sachi et le guida jusqu'au palais de Watatsumi no Kami, le kami de l'océan. Là, Yama no Sachi rencontra Toyotamahime no Mikoto, la fille du kami marin, qui le présenta à son père. Celui-ci lui offrit un festin et célébra leur mariage. Durant trois ans, Yama no Sachi vécu dans ce palais. Puis, se souvenant de la raison de sa visite, il s'en ouvrit à son beau-père. Celui-ci retrouva l'hameçon et le rendit à Yama no Sachi. Puis il lui offrit deux bijoux magiques (tama31)capables de faire monter et descendre la marée à volonté. Il conseilla enfin Yama no Sachi sur l'attitude à avoir face à son frère, mettant au point une tactique élaborée de vengeance : "lorsque vous donnerez cet hameçon à votre frère aîné vous prononcerez en le tendant de vos mains tirées dans votre dos : " cet hameçon est ensorcelé, il rend triste, cruel, pauvre et stupide ". Ensuite, si votre frère crée un champ de riz sur une hauteur, vous en créerez un en bas. Si votre frère crée un champ de riz en bas, vous, Majesté, créez-en un en haut. Si vous faites ainsi, étant donné que je suis chargé de distribuer l'eau, pendant trois ans votre frère sera sûrement pauvre et s'il vous attaque en vous gardant rancune de cette chose-là, vous le ferez se noyer en sortant le Tama-Faisant-Monter-la-Marée. S'il implore votre pardon, vous le ressusciterez en sortant le Tama-faisant-Descendre-la-Marée. Tourmentez-le et faites-le souffrir ainsi.32" De retour à terre, Yama no Sachi suivit les conseils du kami des océans et tourmenta son frère jusqu'à ce qu'il se prosterne à ses pieds.
Ce récit est très semblable au mythe de la visite d'Ôkuninushi au Ne no kuni : un kami confronté à sa fratrie va chercher l'aide d'une divinité régnant sur un 'autre monde'. Il trouve dans ce pays une épouse, des objets magiques et des conseils sur la façon de se défendre. De retour dans son pays le kami suit les conseils reçus et sort vainqueur de l'affrontement.
L'autre monde visité est donc un pays faste, source d'amour, de force et de pouvoir. Mais dans le cas de Yama no Sachi il ne s'agit pas d'un pays souterrain mais sous-marin. Bien que le texte du Kojiki ne situe pas explicitement le palais du kami des océans sous la mer, une unique indication nous permet de l'y localiser : au moment du départ de Yama no Sachi, le kami des océans dit qu'il va partir "pour le Pays-d'en-Haut"33 et le fait raccompagner par un requin.
Une autre histoire fait allusion à un monde faste situé sous la mer. C'est celle d'Urashima Tarô : un jeune homme aide une tortue de mer en difficulté. Pour le remercier, celle-ci le conduit jusqu'au Palais du Dragon (ryûgû) situé sous la mer. Dans ce palais, résidence du kami des océans, Tarô est reçu avec faste. Il épouse la fille du kami et passe trois ans dans le luxueux palais. Mais il a laissé à terre sa mère, et désire la rejoindre. Son épouse le laisse partie à regret, et lui confie une boite, à n'ouvrir sous aucun prétexte. De retour chez lui, Tarô ne retrouve ni sa mère ni sa maison. Perdu, il ne reconnaît personne. Il en oublie les conseils de la fille du kami et ouvre la boîte. Il s'en échappe une mince fumée blanche et, alors qu'il la regarde s'élever dans l'air, le jeune homme se change rapidement en vieillard et meurt. Bien qu'il ne se soit écoulé que trois ans sous la mer, Tarô était resté bien plus longtemps absent de chez lui. En ouvrant la boîte, il avait permit au temps de le rattraper.
Cette
histoire rajoute une autre caractéristique au pays sous-marin : le temps
s'y écoule très lentement. C'est non seulement le pays de l'abondance et
de l'amour, mais aussi celui de la jeunesse éternelle. Ce qui nous amène
à la dernière des conceptions 'd'autres mondes' traitées ici : le pays du
Toko-yo, si bien chanté par les poètes de l'ère Meiji.
29 Ibid. pp. 121 à
125.
30 Dans le Kojiki ce personnage n'est désigné que sous
le nom de Shiotsuchi no Kami, mais le Nihonshoki le nomme également Shiotsuchi
no ôji.
31 Bijou long et recourbé, en forme de croc.
32 Cf. Le KO JI KI, op. cit. p. 124.
33 Idem p.125.
Pays ultramarin
Il semble que le Toko-yo no kuni (pays du Toko-yo) soit une des plus anciennes croyances des habitants de l'archipel japonais. Mais le concept de toko-yo connu de nombreuses transformations. Toko signifierait "ce qui ne change pas", c'est-à-dire la permanence. Mais le sens de yo semble avoir beaucoup varié au cours du temps. Signifiant à l'origine "céréale", il en vint, par association d'idées, à désigner la récolte du riz, puis la maturité, la fertilité, jusqu'à symboliser le pays de l'abondance. Étymologiquement, l'expression toko-yo no kuni désignerai donc un pays d'abondance éternelle. À partir de l'époque du Manyôshû, 'yo' prend un sens supplémentaire, celui de désir ou et de rapport sexuel. On a donc aussi fait du Toko-yo no kuni le paradis éternel de l'amour. Mais, au delà de ce pays de Cocagne, le Toko-yo est aussi le séjour des morts, celui des âmes des ancêtres, voir, comme nous l'avons déjà évoqué, le pays de la nuit éternelle, bien que ce dernier sens soit, peut-être uniquement dérivé d'une homophonie (toko-ya,, la nuit éternelle, se prononce également toko-yo).
À ce pays paradisiaque, fait d'abondance et d'amour, où séjournent les âmes bienveillantes des ancêtres, le Kojiki fait référence dans le mythe d'Ôkuninushi34. Après avoir vaincu ses demi-frères grâce aux armes et aux conseils de Susanoo, Ôkuninushi se trouva seul pour renforcer le pays. Mais alors qu'il se tenait au cap Miho, à Izumo, il vit arriver un kami par la mer. Il était vêtu de la peau d'un papillon de nuit35 et arrivait, à bord d'une gousse, accompagné d'une suite de kami. Personne ne connaissait son nom, et il ne répondait pas si on le lui demandait. Un kami fini cependant par révéler qu'il s'agissait de Sukunabikona, fils de Musuhi no Kami. Sukunabikona et Ôkuninushi "renforcèrent ensemble le pays. Puis [ Sukunabikona] passa au Pays - Éternel [ Toko-yo no kuni] situé au-delà de la mer."
Ce passage ne nous apprend rien de très précis sur le Toko-yo, si ce n'est que ce pays est situé au delà de la mer. Le fait que Sukunabikona s'y rende laisse toutefois supposer qu'il en venait et que ce pays est le lieu de résidence de kami bienfaisants. Mais la suite du texte du Kojiki comporte, quelques lignes plus loin un passage dont le sens est assez obscur après le récit de la visite de Sukunabikona :
"Alors [ Ôkuninushi ] dit avec tristesse : " À moi seul, comment pourrais-je former ce pays ? Avec quel kami pourrais-je former ce pays ? " À ce moment-là apparut un kami qui s'approchait, illuminant la mer. Il dit : " Si toujours vous savez me vénérer, je le construirai bien avec vous. Sinon le pays sera difficilement formable. […] ".36" Ce passage peut difficilement se situer dans le prolongement du précédent. Si Sukunabikona a déjà aidé Ôkuninushi à former le pays, pourquoi la divinité se désole-t-elle encore d'être seule pour accomplir cette tâche ? Ces quelques lignes semblent plutôt être une alternative à l'intervention de Sukunabikona. On pourrait voir dans ce mystérieux kami un alter ego d'Ôkuninushi37, un aspect de son tama lui parvenant d'au delà la mer, peut-être du Toko-yo. Ces deux passages du même mythe feraient donc du Toko-yo le pays des kami et des tama bénéfiques.
La seconde partie du Kojiki, qui couvre les règnes des premiers empereurs japonais fait également référence au Toko-yo, dans le chapitre consacré à l'empereur Suinin. L'empereur aurait envoyé un homme nommé Tajimamori chercher des fruits mythiques au-delà de la mer, au pays du Toko-yo38. Tajimamori en aurait rapporté le tokijiku no kaku no ko no mi ("fruits parfumés hors saison39" ), variété d'oranger sauvage. Tajimamori reviendra malheureusement après le décès de l'empereur. Cette anecdote laisse penser que le Toko-yo était alors considéré comme un pays exotique recelant des trésors, mais aussi comme un pays dans lequel le temps s'écoule différemment. On peut d'ailleurs concevoir que cette vision du Toko-yo ai reçu l'influence du Pen-Lai-Shan40 (le "pays des immortels", en japonais Horai-san) du Taoïsme.
Le Toko-yo est également le pays des ancêtres, d'où ils reviennent parfois visiter leurs descendants. Ces personnages sont des marebito-gami, des divinités qui viennent parfois de l'au-delà apporter aux hommes les bienfaits du Toko-yo. Leur visite a généralement lieu au début de l'année. Ils apportent avec eux l'assurance d'une année heureuse et d'une récolte abondante, ils chassent les calamités et les maladies. Peut-être faut-il alors rapprocher ce concept des croyances des îles Ryûkyû, en particulier du Nirai-Kanai, pays situé au-delà de la mer et d'où viennent des ancêtres bienfaisants.
On peut donc résumer ainsi les caractéristiques du pays du Toko-yo :
Dans Mononoke
Hime, Ashitaka est un jeune homme qui semble venir d'un autre âge. En effet,
son peuple, les Emishi, vit encore dans des traditions que le Yamato a déjà
oublié. Venu du passé, Ashitaka traverse sans encombre la forêt des dieux
et sauvera les forgerons d'une mort certaine. Ne peut-on pas penser que le
personnage à tout du marebito, de l'ancêtre protecteur en provenance
du Toko-yo ?
Parmi les nombreuses croyances japonaises relatives aux dieux et aux autres
mondes, Hayao Miyazaki a choisit d'illustrer celles qui sont considérées comme
parmi les plus anciennes. Par ce conte moderne qui refait vivre les vieilles
divinités, Miyazaki redonne une chance aux hommes de contempler une dernière
fois ce qu'était le monde avant que l'humanité ne le modifie irrémédiablement.
La forêt du dieu-cerf et les Mononoke qui la défendent sont les symboles
d'une nature sauvage, dangereuse, effrayante autant que généreuse ; une nature
à tout jamais disparue, remplacée par un environnement policé, apprivoisé
par les hommes. La vie est désormais plus facile pour les humains qui n'ont
plus rien à craindre des dieux sauvages. Pourtant Miyazaki nous fait regretter
le temps où des dieux parcouraient le monde à l'ombre de profondes forêts,
quand les kami et les hommes parlaient le même langage. C'est ce paradis
perdu que Miyazaki nous fait partager dans ce film.
34 Ibid. pp. 100 - 101.
35 Dans d'autres versions de ce mythe le kami est vêtu
d'aile de papillons ou d'oiseaux.
36 Idem p. 101.
37 Cf. Hartmut O. Rotermund
"ESPRIT VITAL, ÂME. Au Japon" dans le Dictionnaire des mythologies, Flammarion,
1981, p. 378.
38 Cf. Le KO JI KI, op. cit. pp. 167 et 168.
39 Idem, p. 167.
40 Cf. F. Macé, La mort et les funérailles dans le Japon
ancien, op. cit. pp. 355 et 356.
Bibliographie